Portrait

Pierre Vinclair

En direct du fleuve

Pierre VINCLAIR © DR

Pierre Vinclair a fait des études de lettres et de philosophie. Il passe une dizaine d’années en Asie, et revient en Europe fin 2019. Depuis 2007, il a publié une vingtaine de livres,  romans, poésies, essais, … — chez Gallimard, Flammarion, le Corridor bleu, Lurlure, les PUR, La Rumeur libre, Hermann ou José Corti. Il traduit de la poésie anglophone  et chinoise.
Il co-anime la revue Catastrophes , devenue lieu incontournable de la poésie contemporaine française.

C’est dans cette revue qu’est paru « Le peuple du Rhône », un poème collectif  qu’il a initié, regroupant 20 poètes vivant au bord du fleuve, en Suisse ou en France.

 

 

La série des portraits En direct du fleuve propose des rendez-vous avec des personnes qui développent un lien particulier au Rhône ou à la Saône. Aux mêmes questions, différentes réponses nous donnent par ricochet, de nouvelles vues sur le fleuve !

Bonjour Pierre Vinclair, pouvez-vous vous présenter en quelques lignes et nous parler du lien que vous avez avec le Rhône ?
Je suis écrivain, principalement de poésie et d’essais sur la poésie. Aux alentours de 2015-2016, j’ai commencé à réfléchir à la manière dont la poésie devait célébrer ce qui compte vraiment pour nous — et qu’est-ce qui compte davantage, pour les vivants, que l’eau distribuée par un bassin-versant ? À partir de 2020, j’ai en outre résidé à La Plaine, la dernière ville suisse avant la frontière française, sur le Rhône (entre Genève et Bellegarde).
Je pouvais voir le fleuve depuis ma fenêtre, j’allais courir le long de ses berges, je vivais dans sa brume tout l’automne.
J’ai naturellement fait du Rhône l’objet d’un long poème en 24 chants, dont 4 sont parus dans l’Éducation géographique (Flammarion, 2022) et 8 paraîtront dans Les Œuvres liquides (Flammarion, 2025).

Donnez-nous trois ou quatre adjectifs pour décrire le Rhône
Puissant, contraint, épais

Quel est votre meilleur souvenir avec le Rhône ou un autre fleuve ?
J’ai assisté à l’abaissement partiel du barrage de Verbois en 2022. J’étais venu pour écrire un poème sur le barrage, et j’ai découvert que les vannes étaient ouvertes, pour faire couler les sédiments. C’était un spectacle incroyable, le Rhône avait l’air complètement furieux — et en même temps, tout cela était évidemment contrôlé depuis le barrage. C’était une furie mais délibérée, artificielle, inoffensive.

> Avez-vous un fleuve préféré, lequel, pourquoi ?
J’aime le Rhône parce que je le connais mieux que les autres.

> Choisissez une photo que vous affectionnez particulièrement, pourquoi ?

C’est une photo prise à La Plaine où j’habitais. On devine la puissance du fleuve sous le calme en surface. La passerelle qu’on voit à gauche sert à contourner une usine de parfums et d’arômes, qui avait privatisé l’accès au fleuve pour rejeter de l’eau usée. Je me souviens de la difficulté qu’avait la plus petite de mes filles, qui venait d’apprendre le vélo, à la traverser à cause des planches inégales. La photo raconte cela — la chimie et la promenade, l’enfance balbutiante et les intérêts industriels, le travail et l’oisiveté. Et le gros fleuve avec ses courants à peine visibles, articulant toutes ces choses — qui continue, qui continue. Mais jusqu’à quand ?

Quel avenir imaginez-vous pour le Rhône ?

Je l’imagine se contracter pour faire l’effort d’ouvrir une gueule énorme et crier : Ça suffit ce bordel !

Parmi ces citations, laquelle préférez-vous ? Pourquoi ?

LA POLITIQUE

« C’est en allant vers la mer que le fleuve reste fidèle à sa source. »

Jean Jaurès

J’aime bien la citation d’Héraclite aussi, mais elle me semble — du moins dans sa compréhension ordinaire, de dénonciation des identités fixes — plus triviale. L’idée de Jaurès est plus profondément paradoxale : la fidélité ne consisterait pas à rester-auprès, comme on le croit habituellement, mais à s’en-aller-loin.
Pour mieux réaliser le programme profond de quelque chose, il faut donc accepter de se déporter à l’opposé de ses formes originelles. C’est une idée de filou, évidemment : pour mieux servir le projet révolutionnaire, il faut accepter de s’éloigner du projet révolutionnaire. Et puis, Jaurès laisse un peu de côté la gravité, quand même. En fait, on pourrait opposer deux formes de fidélité du fleuve : la fidélité mécanique à la gravité (il lui obéit, pas à pas) et une fidélité spirituelle à la source (dont il accomplit le projet secret).
J’aime bien l’idée qu’un fleuve est un petit malin qui nous donne l’impression de ployer sous le poids des forces physiques, alors qu’il est secrètement en train de se promener dans les plaines, pour trouver la meilleure bouche où embrasser la mer.

Vous pouvez si vous le souhaitez en proposer une autre, ou en inventer une.

« Nous sommes le temps. Nous sommes
la parabole fameuse d’Héraclite l’Obscur.
Nous sommes l’eau, et non le dur diamant,
l’eau qui se perd, non celle qui repose.
Nous sommes le fleuve et nous sommes ce Grec
qui se voit dans le fleuve. »

J.L. Borges, « Sont les fleuves ». trad. Claude Esteban

Ce que j’aime dans cette citation, c’est qu’on a d’abord l’impression que le Grec de l’avant-dernière ligne est Héraclite (celui qui dénonce l’identité), mais qu’il pourrait bien aussi être Narcisse.

Médias associés

Ouvrir la galerie
  • Le Rhone a La Plaine © Pierre Vinclair

    Le Rhône à La Plaine